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Société - Le pouls du Liban

A Zghorta, une histoire de familles, de cochons et de ras-le-bol

À quelques jours des législatives du 15 mai, « L’Orient-Le Jour » et « L’Orient Today » prennent le pouls du Liban à travers des reportages en immersion aux quatre coins du Liban. Six journalistes et trois photographes ont passé du temps auprès des habitants de différentes régions afin de comprendre comment la crise économique les a affectés et de constater, ou pas, les effets de la thaoura sur les mentalités. Huit reportages qui racontent ces Liban dans le Liban vous sont proposés. Zghorta et Ehden sont la dernière étape de notre série.

A Zghorta, une histoire de familles, de cochons et de ras-le-bol

Sarkis, un charpentier vivant dans l’ancien Zghorta, votera pour Michel Moawad, le 15 mai prochain. Tenté par la société civile, il préfère donner sa voix « à un poids lourd plutôt qu’à une autre équipe qui risque de ne pas passer ». Photo João Sousa/L’Orient-Le Jour

Samer Karam n’a pas une minute à lui. Là, dans son imprimerie nichée sur l’artère principale du centre-ville de Zghorta, il s’active à plusieurs tâches. « Mon père est un Karam. Ma mère est une Douaihy. Je suis 100 % zghortiote », lance-t-il fièrement, en disposant sur une table des images de la Vierge Marie tout droit sortis de l’imprimante. Le vingtenaire fanfaronne en rappelant sa filiation avec le héros de la région, Youssef Bey Karam, leader maronite du XIXe siècle devenu le symbole de la lutte pour l’indépendance du Liban face aux Ottomans. « Sans lui, il n’y aurait pas de chrétiens, pas d’églises, ce serait un pays musulman », romance-t-il. Dans la grande avenue qui abrite son magasin, des portraits de l’actuel député et candidat aux législatives Tony Frangié sont placardés sur les palmiers qui séparent les deux voies. « Zghorta a besoin de ses hommes à elle », lit-on sur le poster électoral. Samer Karam répondra à l’appel. Comme en 2018, il donnera sa voix, le 15 mai prochain, à Tony Frangié, fils du leader des Marada et candidat à la présidentielle, Sleiman Frangié.

Le portrait de l’actuel député et candidat aux législatives Tony Frangié est placardé sur les palmiers de l’avenue principale de la nouvelle ville de Zghorta. « Zghorta a besoin de ses hommes à elle », lit-on sur le poster électoral. Photo João Sousa/L’Orient-Le Jour

À Zghorta et à Ehden, la politique a des allures de clan. Cinq grandes familles y ont établi leur présence depuis des générations. Mais, dans l’arène électorale, le match principal se joue entre les Moawad et les Frangié, qui doivent maintenant affronter deux nouveaux défis : la crise économique et le soulèvement populaire d’octobre 2019. Comme de nombreux habitants, Samer reste malgré tout loyal à son zaïm. « Nous sommes tous affectés par la crise économique, mais ici c’est bien mieux qu’ailleurs », affirme l’auto-entrepreneur, propriétaire de deux commerces aux Émirats arabes unis et en Arabie saoudite. « Les Frangié aident tout le monde, peu importe ton nom de famille », défend-t-il, saisissant l’occasion pour lancer une pique à l’autre zaïm du coin, Michel Moawad, député démissionnaire et candidat indépendant à l’un des trois sièges maronites de la ville. « Il fait travailler ses partisans, c’est tout », martèle-t-il.

Après Moawad, c’est la société civile qu’il a en ligne de mire. Trois listes rassemblant des activistes ou des groupes de la contestation se présentent dans cette circonscription du Liban-Nord III, à l’instar de Chamalouna. Dans cette rue réputée pro-Frangié, tous ou presque ont quelque chose à reprocher à la thaoura. Pourtant, Samer Karam avait manifesté, aux premiers jours du mouvement, sur la place des Martyrs à Beyrouth. S’il épargne son zaïm, le jeune homme n’hésite pas à taxer les nouveaux venus sur la scène politique de corrompus. « La nouveauté ? C’est du fake. Chamalouna et les autres, je te dirai avec qui chacun d’entre eux est affilié. C’est comme un petit village ici, on se connaît tous. Je sais qu’ils sont corrompus, c’est sûr qu’ils ne vont pas changer le pays. »

Fidèle « depuis toujours » aux Frangié

25 kilomètres plus haut dans la vallée, Ehden est silencieuse. Dans son restaurant baptisé Bayt Setti, Robert Khawaja se tient prêt à recevoir la poignée d’habitués qui pourraient franchir la porte. Dans sa vaste salle à manger conviviale, seule une table est occupée. Le quadragénaire tient à rassurer : « C’est toujours comme ça au mois d’avril. Mais revenez l’été, le restaurant grouille de monde. » Dans un ou deux mois, c’est quasiment toute la population de Zghorta qui y migrera, explique-t-il. Robert Khawaja n’a aucun mal à aborder les élections. Fidèle « depuis toujours » aux Frangié, il est même engagé dans le parti des Marada. S’il tient à préciser qu’il « ne vote pas pour eux les yeux fermés », son choix semble avant tout relever d’une tradition familiale. « Mon père, et avant lui mon grand-père, les soutenaient. Tony Frangié vient chez moi, nous sommes de très bons amis », souligne-t-il. Le constat qu’il dresse de la situation politique à Zghorta est pour le moins lucide : « Les partis politiques sont plus forts que tout. Oublie que je connais personnellement Frangié et qu’on passe des soirées ensemble, le changement est très difficile ici. Peut-être dans 50 ans… ».

À Ehden, le restaurant Bayt Setti, tenu par Robert Khawaja, est quasiment vide. « C’est toujours comme ça au mois d’avril. Mais revenez l’été, ça grouille de monde », lance le partisan « depuis toujours » des Frangié. Photo João Sousa/L’Orient-Le Jour

Il y a comme un air de village dans l’ancien Zghorta. Ici, les maisons en pierre ne dépassent pas trois étages. Les couleurs vives s’invitent dans les ruelles étroites, où des posters électoraux de Michel Moawad côtoient des pancartes représentant la Vierge Marie et des saints maronites. En ce début d’après-midi, les passants se comptent sur les doigts d’une main. Marie-Thérèse, bientôt la soixantaine, arpente l’une de ces rues, un sac poubelle à la main. Un climat de méfiance règne, comme si elle suspectait les zaïms et leurs partisans de guetter ses faits et gestes. « Vous voulez qu’on m’entende ? Tout le monde me connaît et m’aime ici », glisse la restauratrice pour justifier le fait qu’elle ne souhaite pas aborder de sujets qui fâchent. La quinquagénaire confie ne pas avoir été épargnée par la crise économique. « À mon âge, je travaille encore. Mon salaire ne dépasse pas les trois millions de livres, mon mari se tue aussi à la tâche », dit-elle. Le salaire du couple est loin de couvrir leurs besoins et ceux de leurs quatre enfants face à toutes les factures qui ne cessent d’augmenter au rythme de la dégringolade de la livre face au dollar. Comme celle du générateur. Marie-Thérèse arrive à tenir grâce à l’aide de sa sœur, qui vit à l’étranger. Malgré sa situation, il ne lui viendrait toutefois pas à l’idée de remettre en question les forces locales. « On vit entre les grandes familles. On les aime toutes et on ne veut pas les décevoir. Ici, à Zghorta, on se répartit les votes entre nous, certains votent pour les Frangié, d’autres pour les Moawad », ajoute-t-elle, faisant fi des autres listes. Comme beaucoup d’autres habitants, elle dit avoir soutenu la thaoura à ses débuts mais lui reproche de ne pas avoir atteint ses objectifs. Pourtant, l’un des mots d’ordre du soulèvement, le « kellon yaane kellon » (tous ça veut dire tous) ne semble jamais avoir ébranlé ses propres allégeances.

Attablé à la terrasse du café Bayt al-Cheikho, au pied d’un cours d’eau, Fady* confie vouloir rester anonyme pour ne pas fâcher ses enfants. « Ils sont avec les jeunes, la société civile je veux dire », raconte le professeur de langue arabe à la retraite, qui s’apprête une nouvelle fois à voter pour Michel Moawad. Pour lui, si la crise économique est une préoccupation à l’approche du scrutin, la question est avant tout politique. « Et même patriotique face aux défis essentiels : le Hezbollah et l’Iran (une ligne avec laquelle se positionne les Marada, également proche du régime syrien) ». Or, pour lui, la société civile, seule, ne fait pas le poids. Le sexagénaire a soutenu, comme ses enfants, la thaoura, mais aurait préféré que les partis d’opposition forment une liste unique incluant son zaïm. Pour pouvoir contribuer au changement, Fady estime qu’un homme comme Moawad, « bien instruit, cultivé, et qui exprime très bien ses positions », est capable de porter la voix de tous ceux qui s’opposent au gouvernement.

Les Moawad aident tout le monde ici

Sarkis ponce une planche de bois dans son atelier situé dans une petite ruelle de l’ancien Zghorta. Sur la table, une dizaine d’autres planches et une grande statue de la Vierge Marie. À quelques jours des élections, les commandes se font rares, explique le sexagénaire. « Je n’ai eu presque aucun client ce mois-ci. Plus le scrutin approche, plus le travail diminue. Tout le monde se focalise sur les élections ». S’il n’a pas voté aux législatives passées « pour des raisons personnelles », c’est à la liste de Michel Moawad qu’il apportera sa voix le 15 mai. « Je suis avec les nouvelles figures, la société civile, Chamalouna… Mais je dois voter utile. Je préfère donner mon vote à un poids lourd plutôt qu’à une autre équipe qui risque de ne pas passer. » Son choix est avant tout guidé par la volonté de faire barrage aux Marada, qu’il n’hésite pas à épingler.

Un portrait de l’ancien président de la République libanaise, René Moawad, dans la nouvelle ville de Zghorta. Son fils, Michel Moawad, député démissionnaire, se porte à nouveau candidat à l’un des trois sièges maronites de la ville. Photo João Sousa/L’Orient-Le Jour

Comme un miroir inversé reflétant les propos de Samer, Sarkis affirme que ce sont les Moawad qui aident tout le monde ici. « Les Frangié attendent la période électorale pour aider les gens. Jusqu’au 15 mai, leurs portes sont ouvertes. Après, il n’y aura plus personne. » Tandis que, selon lui, sa famille politique a un dispensaire pour apporter des soins médicaux à prix réduit toute l’année. Une aide qui n’est pas négligeable pour celui qui a été durement touché par la crise économique. À cause de la dévaluation de la livre face au dollar, les prix de tous les matériaux qu’il utilise ont grimpé en flèche. Sans oublier le coût de l’essence pour les transporter. Cette situation l’empêche notamment de recruter de la main-d’œuvre. Des difficultés qu’il impute au gouvernement. « Si on en avait un digne de ce nom, on n’aurait pas à toquer à la porte des zaïms », s’emporte-t-il. Au-delà des Marada, son vote utile est dirigé contre la liste baptisée « Le pouls de la république forte », soutenue par les Forces libanaises. Chez les pro-Moawad comme chez les pro-Frangié, le souvenir du massacre de Ehden, en 1978, dans lequel a été impliqué Samir Geagea, a marqué les générations.

Les cochons de Boutros

À l’image de tous ces habitants qui ne jurent que par les grandes figures locales, Boutros Georgios Daada, 78 ans, qui tient une boucherie à Ehden depuis 60 ans, a, lui aussi, l’habitude de voter pour une même lignée : celle des Frangié. « On mourait pour eux. Ils nous préservaient, prenaient soin de nous. Et on aime toujours toute la famille, depuis Tony Sleiman (tué avec des membres de sa famille lors d’une attaque orchestrée par la milice Kataëb en 1978), allah yirhamo (paix à son âme). » Mais si le parti a obtenu sa voix en 2018, une histoire personnelle aura raison de son vote pour les prochaines élections. « 17 de mes cochons ont récemment pris la fuite. Le ministre Frangié (Sleiman, père de l’actuel candidat Tony) n’a pas compris ce qu’ils faisaient dans la rue et les a tués. Depuis, je suis déçu et je refuse de glisser le bulletin Frangié dans l’urne », rouspète ce véritable personnage, à l’hospitalité débordante. Malgré tout, l’ancrage à son zaïm reste fort, et il n’oserait pas aller jusqu’à soutenir une autre liste. « Je ne peux pas leur tourner le dos comme ça. Je m’abstiens mais je ne voterai pas pour quelqu’un d’autre car je les aime. »

Si Boutros Georgios Daada, boucher à Ehden, aime toujours les Frangié, il choisira l’abstention le 15 mai. Le septuagénaire en veut au ministre Sleiman Frangié (père de Tony) d’avoir tué 17 de ses cochons. Photo N.D./L’Orient-Le Jour

« On a essayé les familles d’ici. Elles n’ont rien fait pour nous »

Au coin d’une rue dallée de l’ancien Zghorta, un petit snack. Seules deux chaises blanches en plastique disposées sur une marche sont prévues pour accueillir les rares clients qui se décideraient à manger leurs sandwichs sur place. Les rues sont quasi désertes. Derrière le comptoir, un couple de quinquagénaires arbore immédiatement un sourire chaleureux. « Pour qui on va voter ? On peut te le dire, mais ne donne pas notre nom », insiste Maroun* en riant. Si le couple n’est pas certain de son choix, il votera pour le « changement », dit-il à l’unisson. « Peut-être pour Chamalouna », précise-t-il. À la maison, ils s’étaient répartis en 2018 les votes entre les grandes familles de la région : « Les Douaihy, les Moawad, les Frangié, on ne voulait fâcher personne », précise Maroun. Depuis, tout a changé. « Ça fait 30, 40 ans qu’ils sont au pouvoir, ils ont fait quoi au juste ? La situation est différente aujourd’hui parce que ça atteint directement notre porte-monnaie. Les leaders n’ont pas changé et ils ne changeront jamais », renchérit celui qui n’est pas descendu à la thaoura mais qui « pleurait derrière sa télé ». Le couple déplore la tradition clientéliste qui sévit dans la région, moteur des « anciens » partis qui ne pensent qu’à aider leurs partisans, à les entendre. Leur snack, ouvert il y a à peine trois mois, leur permet tout juste de mettre de la nourriture sur la table. Ils parviennent à couvrir les autres dépenses du quotidien grâce à l’aide de membres de leur famille, basés en Australie et au Venezuela. Des sommes qui restent insuffisantes. Maroun a une maladie au cœur dont le traitement lui coûte de 30 à 40 millions de livres libanaises par mois. « Où je vais les trouver ? » désespère-t-il. Durant une quinzaine d’années, le couple et leurs enfants ont résidé hors du Liban. Ils ont été contraints de revenir au pays à cause de la maladie du père de famille. « Sans ça, je ne serais jamais revenu », affirme-t-il.

À quelques mètres de là, dans une ruelle pleine de maisonnettes colorées, celle qui se présente sous le nom de « Madame Douaihy » joue avec les deux enfants de sa voisine, une Syrienne arrivée au Liban il y a quelques années. « Ici, c’est la partie pauvre de Zghorta », plaisante son frère, qui la rejoint sur le trottoir devant leur maison. Tous deux sont déçus des zaïms du coin. Le 15 mai prochain, la sexagénaire s’abstiendra. Son cadet de vingt ans votera pour Chamalouna. « On a essayé les familles d’ici. Elles n’ont rien fait pour nous », déplore Madame Douaihy, qui vit avec ses deux frères dans la maison familiale.

Celle qui se présente sous le nom de « Madame Douaihy » est déçue des zaïms du coin. « On a essayé les familles d’ici. Elles n’ont rien fait pour nous », lance la sexagénaire qui s’abstiendra 15 mai. Photo João Sousa/L’Orient-Le Jour

Depuis la crise économique, finies les sorties. « On ne met plus un pied dehors, ajoute-t-elle. Le mois dernier, le moteur nous a coûté plus d’un million de livres. » La fratrie tient principalement grâce aux économies de leurs parents, décédés il y a quelques années. « Je travaille aussi par-ci par-là pour aider. À la libanaise », lance son frère en riant, tout en restant vague sur les activités en question. À cause de l’inflation, il a été contraint de fermer en 2019 son entreprise de poterie.

Nina et Tina, deux jeunes femmes de 21 ans fraîchement diplômées de l’université de Balamand dans le Koura, discutent autour d’un smoothie dans l’un des cafés de la nouvelle ville. Toutes deux ont participé à la thaoura, ici, à Beyrouth ou encore à Tripoli, et indiquent qu’elles s’apprêtent à voter pour le « changement » sans trop savoir encore pour quelle liste. « Ne pas se rendre aux urnes serait comme aider les partis politiques locaux, et je ne ferai rien pour les aider », affirme Tina. À l’approche du scrutin, Nina, elle, confie être très anxieuse. Les divisions politiques entre les habitants se reflètent même au sein des familles. « Mes parents, mes cousins… Ils votent tous pour les zaïms. Ils ont été éduqués à les aimer. C’est très dur pour moi en ce moment car ils me mettent beaucoup la pression… ».

Nina (premier plan) et Tina, âgées de 21 ans, voteront pour le « changement ». À l’approche du scrutin, Nina confie être très anxieuse à cause de la pression de sa famille. « Ils votent tous pour les zaïms », dit-elle. Photo João Sousa/L’Orient-Le Jour

Samer Karam n’a pas une minute à lui. Là, dans son imprimerie nichée sur l’artère principale du centre-ville de Zghorta, il s’active à plusieurs tâches. « Mon père est un Karam. Ma mère est une Douaihy. Je suis 100 % zghortiote », lance-t-il fièrement, en disposant sur une table des images de la Vierge Marie tout droit sortis de l’imprimante. Le vingtenaire...

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