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Politique - Focus

Nabih Berry, l’irremplaçable rouage du malheur libanais


Nabih Berry, l’irremplaçable rouage du malheur libanais

Le président du Parlement libanais, Nabih Berry, glissant son bulletin dans l'urne, le 31 mai 2022 lors de l'élection du chef du Législatif, place de l'Etoile à Beyrouth. Photo Parlement libanais/Handout via REUTERS

Nabih Berry a coutume de répéter la boutade suivante aux oreilles des diplomates qu’il rencontre : « Laissez-moi vous expliquer comment les choses se passent au Liban. Dans ce pays, il faut que le président de la République soit toujours un maronite, que le Premier ministre soit toujours un sunnite et que le président de la Chambre soit toujours… Nabih Berry ! »

Au-delà de la plaisanterie, dont le goût est, certes, diversement apprécié par les interlocuteurs – mais l’habitué du perchoir est connu pour sa verve humoristique –, la remarque de M. Berry n’est pas dépourvue de signification politique profonde ; en réalité double, touchant d’une part au contexte chiite spécifique et d’autre part au modus operandi de la politique libanaise.

Sur le plan chiite, si le chef du mouvement Amal se considère indispensable au point de devoir toujours succéder à lui-même à la tête du législatif – et il n’est pas le seul au sein de sa communauté à considérer cela –, c’est essentiellement parce que cette inamovibilité est le fruit d’une sorte de « traité de paix » signé dans la capitale syrienne en novembre 1990, au moment où la Syrie consolidait sa tutelle sur le Liban. Cet accord de Damas, conclu entre le régime syrien, l’Iran, le Hezbollah et Amal, mettait fin au conflit militaire sanglant ayant opposé les deux milices chiites au cours des dernières années de la guerre civile libanaise. Grosso modo, il consacrait l’alliance syro-iranienne au pays du Cèdre et répartissait clairement les rôles et les fonctions entre les deux partis. Au Hezbollah, sorti victorieux du conflit, le terrain, avec le privilège de garder son arsenal lourd et la fonction d’assurer à l’Iran une frontière virtuelle avec Israël, de manière à lui permettre d’être un acteur de poids sur la scène proche-orientale ; à Amal la tâche de noyauter les institutions politiques libanaises et la capacité de traire à souhait la vache à lait qu’était censé redevenir l’État libanais.

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Trente-deux ans après, les circonstances ont certes beaucoup changé : Israël s’est retiré du Sud, la tutelle syrienne a disparu, le Hezbollah s’est progressivement « libanisé » – dans le sens qu’il a retourné ses armes vers l’intérieur –, la gouvernance politique s’est effondrée et la vache n’a plus de lait… Pourtant, l’accord de Damas est toujours de mise, faute d’alternative intrachiite et de solution globale à la crise multiforme du pays du Cèdre. D’où cette longévité de Nabih Berry à son perchoir, malgré les fausses frayeurs qu’on lui occasionne, parfois, avec des pseudoconcurrents issus des milieux du renseignement, tels Jamil Sayed et Abbas Ibrahim.

Ensuite, M. Berry se juge indispensable parce qu’il est en quelque sorte la pièce centrale de l’échiquier politique libanais. Car dans son effondrement même, la gouvernance à la libanaise continue de dépendre d’une sorte de mécanisme du chaos dont l’actuel président de la Chambre demeure le rouage principal. Non pas parce que, comme on le dit trop souvent, il est plus malin que les autres ou qu’il maîtrise mieux que personne l’art de fabriquer des compromis, mais plutôt parce que sa position unique à l’intersection de la sphère du Hezbollah et de celles des autres protagonistes libanais lui donne une bonne marge de manœuvre pour être le trouveur de solutions. Et cela d’autant plus qu’il comprend bien la règle du jeu et en assume mieux que d’autres la responsabilité et les implications.

Ainsi, au lendemain de la conférence de Doha (mai 2008), qui a vu la consécration du principe du consensus-roi aux dépens des lois de la République, Nabih Berry répétait à qui voulait l’entendre que désormais un « mauvais accord » entre les Libanais valait mieux que « la meilleure des lois ». Voilà comment le Liban est régi depuis des années. La différence entre M. Berry et d’autres, certains autres du moins, c’est que ces derniers prétendent toujours appliquer la Constitution…

Trente ans au perchoir

Président du Parlement depuis 1992, Nabih Berry est à la fois le plus haut représentant de la communauté chiite au sein de l’État et un faire-valoir pour le puissant Hezbollah.

Dès l’origine, il n’avait guère une vocation d’extrémiste, bien que le lancement de sa carrière politique ait coïncidé avec la révolution islamique en Iran, en 1978-79. Il est né en 1938 au Sierra Leone, où son père avait monté un négoce relativement prospère, à l’instar de nombreux chiites libanais émigrés en Afrique pour échapper à la pauvreté. Jeune avocat, il incarne dans les années soixante et soixante-dix le désir de promotion sociale, économique et politique si fort au sein de cette communauté « déshéritée ».

En 1980, il prend la direction du mouvement Amal qu’avait créé l’imam Moussa Sadr, chef spirituel des chiites libanais, avant sa disparition en Libye. Loin de vouloir instaurer au Liban une République islamique à l’iranienne, Nabih Berry milite essentiellement pour attribuer à la communauté chiite une position plus influente au sein du système politique et de l’establishment économique.

Les aléas de la guerre civile, à laquelle il prend part en tant que chef d’une milice armée, vont propulser sa carrière politique. Il occupe diverses fonctions ministérielles à partir de 1984 et ouvre toutes grandes les portes de l’administration à ses proches et ses coreligionnaires. Sa réputation d’habile manœuvrier prend de l’essor. Et, dans le même temps, il se met sous la coupe du régime syrien, dont il devient le principal allié.

À partir de 1990, la « Pax Syriana » est imposée au Liban. Dès lors, Nabih Berry peut accéder aux plus hautes fonctions. Le Parlement devient sa « chose ». En 2005, l’armée syrienne est contrainte de se retirer du pays. La carrière de Nabih Berry aurait pu s’arrêter à ce stade. Pourtant, il sera réélu au perchoir quelques mois plus tard, et à nouveau en 2009, puis en 2018 et, enfin, en 2022. C’est que le Hezbollah a besoin de lui pour incarner en quelque sorte sa vitrine « présentable »...

Irremplaçable, Nabih Berry l’est, assurément. Mais cette inamovibilité est justement l’une des facettes de la crise libanaise. Elle témoigne de son ampleur. Aujourd’hui, les forces de la contestation qui ont fait leur entrée au Parlement, tout comme les opposants traditionnels qui y ont accru leur présence, peuvent légitimement dire « non » à un nouveau mandat de M. Berry. Mais, à ce stade, ils sont dans l’incapacité de le déloger. En vue d’obtenir le changement, il leur faudra d’abord créer les conditions de ce changement. C’est bien pour cela qu’ils ont été élus.

Nabih Berry a coutume de répéter la boutade suivante aux oreilles des diplomates qu’il rencontre : « Laissez-moi vous expliquer comment les choses se passent au Liban. Dans ce pays, il faut que le président de la République soit toujours un maronite, que le Premier ministre soit toujours un sunnite et que le président de la Chambre soit toujours… Nabih Berry ! »Au-delà de...

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